C’était le premier dimanche de juin 2023, je me préparais pour une nouvelle partie de pêche sur le cours moyen de l’Elorn. Waders et chaussures enfilés, gilet de pêche rempli de boites à mouches, épuisette aimantée dans le dos, j’ajustais avec enthousiasme mon chapeau, direction la rivière.
Le calendrier lunaire nous annonçait une pleine lune. Autant dire que nous, pêcheurs en rivière, nous y croyons à ces journées fastes d’éclosions de mouches de mai que les prédictions du calendrier solunaire, né des réflexions de John Alden Knight, un pêcheur américain, nous promettent aux nouvelles lunes et aux pleines lunes. Mais encore faut-il que les autres paramètres soient réunis : Les conditions météo tout d’abord. Nébulosité et luminosité, température de l’air, pluviométrie et hygrométrie, pression atmosphérique, force et orientation du vent influent sur le comportement des poissons mais aussi, et surtout , sur celui des petites bêtes qui constituent l’alimentation des truites. Ajoutons un paramètre important, la température de l’eau, son oxygénation et, pour terminer, globalement l’état de la rivière, son niveau et son débit. L’ultime paramètre serait la qualité du pêcheur à chaque instant sur la rivière, mais je ne me risquerais pas à les détailler.
Depuis deux semaines les conditions météorologiques s’étaient stabilisées en un vent de Nord-Est plus ou moins fort selon les jours, avec une matinée plutôt grisâtre, fraîche, puis un plein soleil en fin de matinée. Les températures montaient ainsi en journée à 20-23 degrés asséchant les foins fraichement coupés dans les prairies de fond de vallée.
La nature avait bien profité des fortes pluies de début mai. Orties, ronces, ciguës s’étaient développées généreusement sur les sentiers de pêcheur sur les rives, parfois aux limites du praticable. Le lac du Drennec avait également retrouvé un niveau nominal, après un été 2022 de sécheresse historique. Le débit réservé de l’Elorn, alimenté par Le Drennec, était donc très satisfaisant.
Il était 10h30 et j’étais campé sur le vieux pont qui enjambe l’Elorn, point de départ du parcours que j’avais choisi.
Nous autres pêcheurs apprécions ces ponts à partir desquels nous aimons observer le parcours, les courants, les radiers, les profonds, les souches d’arbres, les zones encombrées, les zones d’herbiers, les insectes présents au-dessus de la rivière, et l’activité des poissons dévoilée par les gobages visibles. Un gobage, et c’est l’exclamation, l’exaltation qui monte.
L’observation, la collecte d’informations, déterminent à la fois notre stratégie de déambulation au bord, ou les pieds dans la rivière, et le choix des imitations qui pareront notre bas de ligne.
C’est pourquoi, sur ce parcours de l’Elorn que je ne connaissais pas, je pris particulièrement le temps d’observer, de détailler les sections de la rivière que j’allais emprunter en marchant dans l’eau.
Quelques mètres à l’aval du pont sur lequel j’étais positionné, de grosses roches, noircies par les mousses, barraient l’Elorn, et le grand lisse que je voyais à l’aval du pont se transformait alors en une belle cascade prometteuse pour le pêcheur en nymphe qui achèverait ainsi le parcours aval.
Mon intention était de remonter la rivière, de ce pont jusqu’à une petite cascade , deux cent mètres plus hauts. J’avais deux heures devant moi.
Tout en assemblant les brins de ma canne de 8 pieds 6, soie de 5, puis en passant la soie dans les anneaux, et en renouvelant ma pointe composée d’un brin de 16/100ème suivi d’un brin de un mètre de 14 /100ème, j’observais le linéaire amont, bien rectiligne jusqu’à la cascade tout en haut, sur la rive droite. Globalement c’était un grand plat de deux cents mètres de long sur quinze à vingt mètres de large, avec un courant faible central, sauf sur la rive la rive droite où quelques souches d’arbres débordaient et engendraient un petit courant de contournement toujours intéressant à pêcher.
J’étais impatient de m’assurer qu’il y avait bien des gobages sur le linéaire qui s’étendait sous mes yeux.
Quelques minutes suffisent pour situer les zones d’activité des poissons, pour évaluer la régularité des gobages, pour prédire la taille des poissons en fonction du remous occasionné par un gobage. Ces éléments donnent la feuille de route pour cette première section du parcours. A chaque démarrage sur une nouvelle section ce round d’observation sera nécessairement réalisé, parfois instinctivement d’ailleurs.
Un étranglement de la rivière, juste à l’aval du pont où je me trouvais, accélérait légèrement le faible courant du plat juste au-dessus. Et je constatais qu’une truite gobait régulièrement à la limite entre la fin de plat et cette accélération de l’onde. Une belle truite assurément. Les gobages étaient réguliers, discrets, les insectes aspirés dans la pellicule. Ce sera donc ma première cible.
Trente mètres plus hauts, le profond creusé par ce courant à l’approche du pont laissait place à un radier au-dessus duquel deux ou trois truitelles gobaient de temps en temps, nerveusement, dans les herbiers.
Vingt mètres au-dessus du radier une truite gobait régulièrement près de la berge à l’aval d’un gros tronc d’arbre couché au-dessus de la rivière. Elle pouvait être de jolie taille.
J’avais de la chance de démarrer sur un parcours qui semblait actif. C’était rassurant, car depuis plusieurs jours, la pêche sur l’Elorn n’était pas très fructueuse en raison des conditions météo. Le vent de Nord-Est s’était sensiblement renforcé.
Quelle était la cause de cette activité ? Que gobaient les truites à ce moment-là ?
Au-dessus de l’eau, pas de mouche de mai. En tout cas, les rares qui dérivaient n’intéressaient pas les poissons. J’aperçus néanmoins une bergeronnette des ruisseaux qui en attrapa une et s’en alla immédiatement un peu plus haut. Si les mouches de mai avaient été présentes en nombre, la bergeronnette serait restée dans le secteur, dans un ballet incessant d’allers et retours d’une rive à l’autre. Bref, l’espace aérien étaient vide de mouches, d’éphémères, de trichoptères ou terrestres. Je ne voyais pas non plus d’insectes émergeants, qui se seraient extirpés de la pellicule pour prendre leur envol.
Le mystère était donc total. Pour démarrer ma partie de pêche et attaquer la première truite j’optais alors classiquement pour mon sub-sedge fétiche, un sedge au corps en lièvre surmonté d’une aile à plat en canard, sur hameçon de 12. Je ne le graissais pas, il s’engluerait dans la pellicule de l’eau dès son atterrissage.
A pas de Sioux je descendis sur la rive droite, sans rentrer dans l’eau, et je m’installais à dix mètres à l’aval du premier poisson. Je n’avais pas de recul pour fouetter à cause d’un arbre devant la pile du pont, sous ma position. Seule solution possible, j’attaquais par un lancer arbalète pour sortir un maximum de ligne, et ensuite, après deux roulés d’approche discrets, je propulsais par un troisième roulé mon subsedge à l’amont du gobage prometteur, à plus de dix mètres de ma position. Dérive correcte… Le subsedge ne dragua pas, mais il ne se passa rien. J’attendis quelques instants. Le poisson goba à nouveau. Je roulais encore une fois, la mouche dériva, finit par draguer un peu… Et je ne revis plus ce poisson. J’étais déçu d’avoir perdu une occasion de prendre mon premier poisson de la matinée, mais j’avais appris que le subsedge n’était pas la solution.
J’optais alors pour une mouche de mai émergeante, l’AT8 chère, en cette saison, à quelques camarades affutés du club. Je la salivais pour qu’elle s’immerge dès le premier lancer.
Je remontais un peu la rivière pour rentrer dans l’eau juste sous le radier à l’amont du profond du pont. Je pêchai alors méthodiquement les coulées entre les herbiers à l’amont. Rien…
Puis je tentais la truite à l’aval du tronc couché, avec cette émergeante de mai. Je la calais dès le premier lancer. J’en conclus que les grosses mouches étaient à éviter car elles effrayaient les quelques poissons actifs sur ce lisse sensible aux moindres mouvements. J’éviterais donc aussi la nymphe.
Donc allongement du bas de ligne. J’ajoutais un mètre de 12/100ème et en pointe une mouche noire type Coch-Y-Bonddu sur hameçon 14. Entre terrestre et chironome, pourquoi pas !
J’étais au centre de la rivière sous le tronc couché qui me surplombait au moins d’un mètre. J’observais en amont quelques gobages épars à ma gauche et au centre du courant. Je poursuivis la pêche méthodiquement en pêchant l’eau. Les truites ne prenaient pas ma mouche, et je les voyais fuir dans mes pieds.
Quelques minutes plus tard j’avais largement dépassé l’arbre, et toujours pas trouvé la solution pour débloquer le compteur.
En amont une truite gobait régulièrement à gauche, à trois mètres de la bordure, à quinze mètres de moi. Je pensais à un beau poisson car les gobages dévoilaient un déplacement d’eau conséquent. La truite s’alimentait dans la pellicule car je ne voyais pas d’insectes dériver en surface. Je la tentais alors avec ma petite mouche noire. Elle s’arrêta de gober.
Déçu, désemparé, dans le doute, c’est le moment que je choisis pour analyser ce qui dérivait dans le faible courant central.
Je vis passer un coléoptère blanc crème de 3 ou 4 mm, de minuscules moucherons de 2 mm, puis un éphémère très clair, blanc-gris, 6 à 7 mm de long, deux cerques, bien à plat dans la pellicule.
Ensuite je constatais dans la pellicule de l’eau plusieurs exemplaires d’un petit éphémère, se tortillant dans tous les sens, pour percer la surface. Du même gabarit que l’éphémère précédente, son corps était de couleur olive tirant sur le bronze. Ses ailes étaient de la même taille que le corps. J’en examinais une, au bout du doigt.
Il s’agissait manifestement d’une espèce d’éphémère de la famille des Baetis, Baetis Rhodani peut-être, au stade subimago (quasiment blanc) ou au stade imago (olive).
Ragaillardi, enthousiaste d’avoir peut-être trouvé la solution, je fouillais frénétiquement dans ma boite de sèches pour extraire une araignée, de couleur plutôt gris que vert sur hameçon de 16. En taille l’araignée était conforme aux Baetis présentes, mais j’optais pour un modèle clair pour tendre davantage vers l’imitation du stade subimago au corps très clair, gris-violet. Je pressentais que la taille et le profil général avaient néanmoins davantage d’importance que la couleur qui évoluait manifestement du gris clair au bronze-olive assez foncé.
Je m’installais sur un tronc et j’attendis quelques instants dans l’espoir que la truite qui avait cessé de gober se remette en activité. Assis sur mon tronc d’arbre je laissais retomber un énervement d’impatience qui aurait pu nuire au premier lancer à suivre. Au bout de la pointe de ma ligne, j’espérais, la solution à de longs moments d’errance et de doutes.
Soudain le poisson à dix mètres en amont repris son manège de gobages dans la veine d’eau.
Premier lancer un bon mètre au-dessus du poisson, dans la veine d’eau. Dérive, gobage… ferrée la copine ! C’était un joli poisson bien rondelet, à la robe assez claire, que j’allais ramener tranquillement en ménageant la pointe de ma ligne en 12/100ème. La truite resta immergée dans l’épuisette, le temps de la débarrasser de la mouche, de préparer mon appareil photo.
Sortie de l’eau, « Cliché !» pour le souvenir et les copains, et elle repartit illico. J’étais comblé, fier d’avoir vu « la mouche naturelle», interprété et choisi l’imitation, et conclu par un beau poisson.
Sur ma gauche un petit courant affluait, avant un petit bosquet de bambous, puis une plage de sable et au loin la cascade dont j’entendais le grondement. A ma droite c’était un calme total, sans activité de surface, sauf au loin, où un poisson gobait entre un herbier et la rive. Je me le notais pour le moment venu.
Je m’appliquais pour pêcher cette zone calme. Les herbiers étaient rares, l’eau très claires, le fond sablonneux et les berges trop progressives pour proposer des caches aux truites. Mon avancée en wading devait facilement trahir ma présence et je ne fus pas étonné de passer ce petit linéaire sans voir de gobage, et sans ferrer un poisson.
Un peu avant la cascade je retrouvais la truite de la rive gauche qui gobait toujours, entre un herbier et la rive. J’y déposais ma mouche araignée, la soie posée sur l’herbier, et la truite se laissa leurrer par l’imitation. Tout juste maillée elle repartit à l’eau, le temps de la débarrasser de l’hameçon.
J’atteignis finalement la cascade qui barrait la rive droite sur vingt mètres. Sans doute les vestiges d’un ancien moulin. Je pêchais l’eau sans succès. Finalement tenter cette cascade avec une petite nymphe « Frenchie » me parut une évidence. La petite « Frenchie », bille tungstène en 2mm me sembla parfaite à la place de ma sèche. N’était-ce pas une imitation sommaire de la nymphe de Baetis ? J’ajoutais un indicateur en pâte rose aussi petit que possible pour ne pas nuire aux lancers, et je progressais doucement dans le bouillon de la cascade.
Je multipliais les coulées en prenant soin de maintenir la nymphe à la même vitesse que le courant, sans dragage, et bien au fond, parfois avec l’aide de petits mendings, canne haute et bannière tendue. La ligne s’arrêta deux ou trois fois, pour avoir accroché les mousses des pierres du fond. J’avançais doucement vers l’autre bout de la cascade, j’allongeais davantage de soie pour aller chercher les remous un peu plus loin, et soudain ma ligne s’arrêta et s’éloigna même de moi. Il faut bien avouer que la concentration nécessaire à la pêche en nymphe fait qu’à un moment le moindre écart de soie, le moindre signe d’arrêt ou de retenue de l’indicateur est interprété instinctivement. Ferrage !...
Ma canne 8’5 s’était bien pliée, bien plus qu’habituellement. C’était un très beau poisson, un très très beau poisson. Montée d’adrénaline et concentration maximum.
Je ne tardais pas à le voir car il bondit de l’eau pour trois ou quatre chandelles. Il voulait évidemment me fausser compagnie. A chaque chandelle il retombait de tout son poids sur la surface dans une gerbe d’eau impressionnante en plein courant. Etait-ce sa stratégie de vouloir retomber sur la pointe de ma ligne pour la briser nette ? J’orientais ma canne, à droite, à gauche, pour déjouer ses tentatives.
Quel combat ! Ma pointe tenait bon. Mon regard était rivé sur cette pointe qui fendait la surface de l’eau, et quand je perdais ce signal de vue dans le courant, je retrouvais le poisson en suivant ma ligne de la pointe du scion dans la direction de l’onde.
Ligne tendue, le poisson se rapprochait de moi.
Mais la première tentative échoua, au ras de l’épuisette. L’excitation monta d’un cran, ajoutant instantanément une incertitude sur la suite.
La truite commençait à être fatiguée et finalement la seconde tentative de mise à l’épuisette fut la bonne. Soulagement intense. A ce moment-là l’émotion était à son paroxysme, un moment d’une intensité inouïe, quand le pêcheur exerce tout son art pour extraire avec délicatesse un poisson de son élément, avec la pression de l’y replonger dans les meilleurs délais.
C’est une magnifique truite, dodue, sombre aux points rouge bien marqués. Je la laissais dans l’eau, dans l’épuisette, le temps de préparer l’appareil photo. Petite photo en 3 secondes, étalée dans l’épuisette sur le banc de sable. « Cliché !»… pour les copains et remise à l’eau illico. Je te repêcherais peut-être un jour, ou Jean-Pierre, ou David, ou JeanPhi …
14 heures, il était temps de rentrer. C’était une belle et intéressante session de pêche, avec un seul regret : Avoir tardé à analyser les petites bêtes à la dérive dans les courants de ce beau parcours sur la rivière Elorn.
Je me sentais chanceux d’avoir pu vivre cette éclosion, heureux d’avoir observé et fier d’avoir lu la rivière avec justesse. Des moments qui restent gravés dans la mémoire d’un moucheur.
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